Chapitre XVIII

 

Quand Childe eut fini de jouir, il regarda de nouveau par la porte entrebâillée. L’arrière-grand-mère du baron, juchée sur un tabouret, était penchée sur un pupitre semblable à ceux qu’utilisaient les comptables besogneux des romans de Dickens. Une feuille de papier de grandes dimensions – Childe ne pouvait pas voir exactement ce que c’était – était posée devant elle sur le pupitre. Les mâchoires de la vieille remuaient ; elle égrenait une sorte de litanie, mais il n’aurait pas su dire si elle s’exprimait ou non en anglais, car il ne saisissait que des bribes confuses. La seule source de lumière était une lampe suspendue juste au-dessus de la vieille femme. Elle éclairait faiblement les murs, où étaient peints à larges traits épais des signes cabalistiques énigmatiques et une longue table qui portait des rangées d’éprouvettes pleines de liquides mystérieux. Un globe terrestre recouvert de minces cercles noirs était posé au bout de la table, dans une encoignure, une cage posée sur une console abritait un corbeau qui dormait, la tête sous une aile, et une longue robe était pendue à un crochet fixé au mur.

Après avoir marmonné plusieurs minutes, la vieille baronne descendit de son tabouret. Ses os craquaient et grinçaient. Elle avait tant de peine à marcher que Childe crut qu’elle n’arriverait pas jusqu’à la robe. Mais elle la décrocha et la passa, non sans peine, puis elle se dirigea vers la table à tous petits pas, en traînant des pieds. Elle se baissa en gémissant et se redressa en craquant de plus belle. Elle tenait à deux mains un énorme grimoire qu’elle avait pris sous la table, sur une étagère.

Il semblait difficile de croire qu’elle pût aller plus loin avec ce fardeau supplémentaire. Mais elle arriva, soufflante et craquante, jusqu’au pupitre, et parvint même à soulever le grimoire au-dessus de sa tête et à le faire glisser par-dessus le rebord supérieur du pupitre. Le livre fut arrêté dans sa chute par une planchette fixée horizontalement à mi-chemin du sommet. Une autre planchette, qui formait le rebord inférieur du pupitre, empêchait la feuille de papier de tomber à terre. Childe vit que c’était une carte de Los Angeles, une carte du genre de celles que les stations-service offrent à leurs clients.

La baronne se hissa de nouveau sur le tabouret, lui dissimulant la carte. Elle chancelait tellement qu’il faillit se précipiter pour la rattraper dans ses bras. Mais elle garda son équilibre, et il refréna son élan en se demandant pourquoi il se souciait tant de la voir tomber. Les réflexes conditionnés agissent souvent dans les circonstances les plus inattendues, et on lui avait inculqué la politesse et la déférence à l’égard des personnes âgées.

Le dos de la robe était blanc, couvert de signes noirs dont plusieurs étaient la réplique de ceux qui étaient peints sur le mur. La vieille leva les deux bras et agita ses larges manches comme un très vieil oiseau à son dernier envol. Elle se mit à psalmodier à haute voix, dans une langue inconnue qui ressemblait beaucoup à celle qu’avaient plusieurs fois utilisée les autres occupants de la maison. Ses bras ondoyaient ; la grosse bague d’or qu’elle portait à un doigt luisait par intermittences d’un éclat sourd ; Childe avait l’impression que c’était un œil qui clignotait pour lui.

Au bout d’un moment, elle cessa ses incantations et redescendit du tabouret. Elle marcha jusqu’à la table d’un pas mal assuré, mélangea dans un verre du liquide pris à plusieurs éprouvettes et but cette mixture, émit un rot caverneux ; c’était si inattendu que Childe sursauta violemment. Elle refit l’escalade du tabouret et se mit à tourner les pages du grimoire, en ne lisant apparemment que quelques phrases par page.

Childe devina qu’il assistait à un rituel magique authentique ; authentique, car la sorcière croyait à sa magie. Il ignorait tout du sens que pouvait avoir ce rituel. Mais l’idée lui vint tout à coup que la vieille était peut-être en train d’essayer de le localiser – voire même de l’envoûter – et un frisson glacé lui courut le long de l’échine. Il ne croyait pas cela possible ; mais l’idée lui déplaisait profondément. À un autre moment, dans un autre contexte, il n’aurait pu qu’en rire. Mais il s’était passé trop de choses au cours de cette nuit pour qu’il puisse prendre à la légère quoi que ce soit dans cette maison.

Il ne servait à rien de rester blotti derrière cette porte, comme un fœtus attendant de naître. Il fallait qu’il sorte de là, et la seule issue était une porte, de l’autre côté de la table ; il lui fallait donc traverser la pièce où se trouvait la baronne. Cette porte ouvrait probablement sur un couloir qui conduisait à l’escalier qui descendait vers les étages inférieurs ou au moins à une fenêtre surplombant la véranda, et c’était, pour autant qu’il le sût, le seul moyen pour lui de quitter la rotonde.

Il doutait fort de pouvoir traverser la pièce à l’insu de la vieille. Il serait obligé de l’assommer ; au besoin même, de la tuer. Il n’avait aucune raison de faire preuve de clémence envers elle. Elle était forcément au courant de ce qui se passait dans la maison et elle y avait sans doute participé dans sa jeunesse ; peut-être même y participait-elle encore.

Serrant son sabre dans sa main, il se releva et s’avança lentement vers elle. Puis, se figea. Une brume verdâtre, très floue, formant des espèces de tentacules crochus, s’était tout à coup matérialisée au-dessus de la vieille femme, comme la fumée d’une cigarette. Mais elle ne fumait pas. La brume devint plus dense et s’étendit sur les côtés et vers le bas, mais non vers le haut.

Childe cligna des yeux pour essayer de chasser l’apparition. Un flot de fumée verte, passant par-dessus le chignon gris de la baronne, lui descendait sur la nuque et sur les épaules. Elle psalmodiait de plus en plus fort et tournait de plus en plus vite les pages de son grimoire. Pourtant, elle ne pouvait plus lever les yeux sur le livre ; la tête baissée, elle était manifestement plongée dans la contemplation de la carte étalée devant elle.

Une fois encore, Childe se sentit complètement perdu. Mais c’était le monde qui ne tournait pas rond, et non lui qui perdait la tête. Il s’ébroua, et résolut de passer près d’elle en catimini, s’il le pouvait. Elle semblait tellement absorbée dans son étrange activité qu’il y avait une chance pour qu’elle ne le vît pas. Si la fumée s’épaississait, à condition qu’il ne s’agisse pas d’un mirage, elle le dissimulerait à ses yeux.

Et en effet, la fumée s’étendit et se fit plus dense. La vieille fut bientôt entourée d’une sorte de nuage déchiqueté. Soudain, elle se mit à tousser. Son souffle trouait la fumée, qui se rabattait aussitôt pour combler le vide. Childe en reçut une bouffée dans le visage et recula d’un pas. La fumée était âcre, brûlante ; c’était la quintessence des émanations d’un million de pots d’échappement et de centaines de cheminées d’usines chimiques et de raffineries.

Il était en face de la vieille, à présent. La fumée, qui continuait à s’étendre vers le bas, avait commencé à recouvrir la carte.

Elle leva les yeux, comme si elle avait brusquement deviné sa présence. Elle poussa un cri perçant et tomba à la renverse ; mais elle tournoya sur elle-même et atterrit à quatre pattes. Elle se releva d’un bond et se précipita par la porte par laquelle Childe était entré. L’espace d’une seconde, il était resté interdit, stupéfait par l’agilité et la vivacité de la vieille femme, mais il se ressaisit et se lança à sa poursuite. Avant qu’il ait pu la rejoindre, elle était sortie et avait claqué la porte derrière elle. Quand il tourna la poignée pour l’ouvrir, il s’aperçut qu’elle était fermée à clé. Il était inutile de l’enfoncer : le temps qu’il y parvienne, elle aurait déjà descendu l’escalier et traversé toute la longueur du passage.

Restait encore Dolores. Il se pouvait qu’elle barre la route à la vieille. Ou aussi qu’elle n’en fit rien. Le rôle de Dolores était pour le moins ambigu. Childe soupçonnait qu’elle adopterait l’attitude qui serait la plus conforme à ses propres intérêts, et les intérêts de Dolores ne coïncidaient pas nécessairement avec les siens. Le bon sens l’incitait à renoncer à se lancer aux trousses de la vieille baronne et à vider les lieux avant qu’elle ait eu le temps d’avertir le reste de la bande.

Le smog au-dessus du pupitre se résorbait très vite Quand Childe sortit de la pièce, il n’en restait plus aucune trace. La porte donnait sur une cage d’ascenseur qui semblait dater des environs de 1890. Il n’était pas très chaud à l’idée de se retrouver piégé dans l’ascenseur, mais c’était la seule issue qui lui restait. Il appuya sur le bouton DESCENTE. Rien ne se produisit, sinon qu’une petite lampe s’alluma au-dessus du bouton. Avisant un levier à côté du bouton, Childe l’abaissa, l’ascenseur entama une lente descente. Il abaissa complètement le levier, et l’allure de l’engin s’accéléra un peu. Quand il remit le levier dans sa position initiale, l’ascenseur s’arrêta. Il appuya sur le bouton MONTEE et releva le levier ; l’ascenseur remonta. Certain d’avoir compris comment on manipulait l’engin, Childe repartit vers le bas. Il s’arrêta au deuxième étage. Si l’alarme avait été donnée, les autres l’attendaient sûrement au rez-de-chaussée. Il se pouvait aussi qu’il fût attendu à tous les étages, mais il fallait bien qu’il tente le coup.

La porte par laquelle il ressortit de l’ascenseur était semblable à toutes les autres portes de l’étage, ce qui expliquait pourquoi il n’avait pas remarqué son existence la première fois. Il était près de la porte de la chambre de Magda. À l’instant où il sortait de l’ascenseur, il entendit un bruit de cavalcade et des cris dans l’escalier. Il n’avait plus le temps d’essayer les autres portes du couloir. Il se faufila de nouveau dans la chambre. Le cadavre de Glam était à la même place ; ses bottes dépassaient toujours au-dessus du bord du lit de marbre. Le pan de mur était resté ouvert. Childe pensa un moment à se cacher sous les coussins et les oreillers amoncelés dans le lit, mais il se dit qu’il serait découvert si jamais les autres s’avisaient de vouloir emmener le cadavre. Il ne lui restait plus qu’à se planquer à nouveau derrière le mur du passage.

Il se glissa dans le passage et attendit. Il était bien décidé à planter la pointe de sa rapière dans la gorge ou dans les tripes du premier qui voudrait pénétrer dans sa cachette. Son arme tremblait dans son poing ; cela venait en partie de la fatigue, en partie aussi de la nervosité. Il n’avait aucune expérience du maniement du sabre ou de l’épée, et n’avait donc aucun de ces réflexes et de ces automatismes qui sont inculqués patiemment aux adeptes du noble art ; soudain, il réalisait qu’il était loin d’être aussi dangereux qu’il aurait aimé l’être. Pour se servir d’une rapière avec quelque efficacité, il faut savoir précisément où porter ses coups et où ne pas les porter. Une pointe mal ajustée peut dévier sur un os, blesser légèrement l’adversaire au lieu d’être fatale comme escompté et lui laisser le temps de s’échapper ou même – pourvu qu’il soit suffisamment coriace et expérimenté – de riposter. Un coup mal porté peut même glisser sur un muscle particulièrement dur.

Childe pesta. Il était tellement absorbé dans ses problèmes d’escrime qu’il n’avait pas remarqué qu’un nouvel orgasme se déclenchait. Le choc fut si violent qu’il lâcha sa rapière, qui tomba à terre avec un fracas de métal. Sur le moment, il ne fit aucune attention au bruit. Il éjacula, et il fut enveloppé de l’odeur âcre de son sperme, décuplée par l’atmosphère renfermée qui régnait dans le passage. Ensuite, il ramassa sa rapière et se remit à l’affût ; mais il était encore plus nerveux qu’avant. Il n’était pas impossible que ces gens eussent un odorat plus développé que celui des humains (il s’était fait à l’idée qu’ils n’étaient pas humains, du moins au sens ordinaire du terme) ; dans ce cas, ils n’auraient aucune peine à déceler l’odeur de son sperme. Il se demandait s’il ne valait pas mieux s’éloigner. Mais il ne voyait pas où aller, à moins de recommencer le même périple.

Non. Il n’avait que trop couru. Le temps était venu de combattre le feu par le feu.

Il jeta un œil par l’ouverture. La porte de la chambre était toujours fermée. Des vociférations et des clameurs s’élevaient de l’autre côté de la porte. Il y eut un hurlement suraigu, semblable au cri d’un cochon qu’on égorge, qui lui fit froid dans le dos. On aurait juré le cri d’une truie enragée. Puis, d’autres clameurs. Un autre cri strident. Les voix semblaient s’éloigner dans le couloir. Il sortit prudemment de sa cachette, fureta un peu dans ta chambre et trouva vite ce qu’il cherchait. Il roula en boule la première moitié d’un exemplaire du Los Angeles Times, y ajouta une couche de pages de livres arrachées, éventra plusieurs oreillers et les vida sur le tas de papiers. Puis il eut recours au briquet qu’il avait trouvé dans le sac de Mme Grasatchow ; le papier s’embrasa presque aussitôt. Quelques instants plus tard, les flammes léchaient déjà le bas des tentures au pied desquelles il avait disposé ce bûcher de fortune.

Il ouvrit la porte qui donnait sur le couloir pour faire un courant d’air (si toutefois il y avait de l’air). Il prit les pages d’annonces du Times et quelques livres, puis il s’enfuit par le passage secret. Il brisa d’un coup de pommeau de sabre le premier miroir truqué qu’il trouva sur son chemin, pour donner encore un peu plus d’air. Il alluma un deuxième feu dans le passage. Le bois de la galerie était vieux et très sec ; il n’allait pas tarder à flamber comme la broussaille des collines à la fin d’une longue saison sèche. Puis, il entra dans la pièce dont il avait brisé le miroir et alluma un troisième feu sous le grand lit à baldaquin.

Pourquoi n’avait-il pas pensé à ça plus tôt ? Tout simplement parce qu’il n’avait guère eu le loisir de réfléchir. Mais à présent, il était bien décidé à rendre coup pour coup.

Si seulement il avait pu trouver une pièce dont les fenêtres donnaient sur l’extérieur, il serait sorti aussitôt, même s’il avait dû pour cela sauter du deuxième étage.

Les autres allaient avoir fort à faire avec l’incendie ; il aurait pu en profiter pour repasser les deux murs d’enceinte, récupérer sa voiture et filer au commissariat.

Entendant des voix de l’autre côté de la porte de la chambre, il regagna le passage secret. Il le suivit en courant, en s’éclairant de sa lampe, bien que les reflets de l’incendie illuminassent le long boyau de lueurs spectrales. Mais il tourna un coin et se retrouva dans un couloir sombre. Il l’explora du rayon de sa lampe de poche ; il était vide. Il s’apprêtait à inspecter le couloir de l’autre côté de l’intersection, quand soudain il se figea sur place. Il avait entendu un sourd grondement, tout au bout du passage.

Puis, il y eut un faible cliquetis, tel qu’auraient pu en produire des ongles ou des griffes frôlant les planches nues qui recouvraient le sol de la galerie.

En entendant le hurlement, Childe sursauta violemment. C’était celui d’un loup.

Tout à coup, le cliquetis, jusqu’alors intermittent, prit un rythme rapide. Le loup hurla une seconde fois.

Childe braqua sa lampe vers le coin que formait le passage en son extrémité, juste à temps pour apercevoir la grande forme grise qui venait d’y surgir. Deux yeux étincelèrent dans la lumière de sa lampe. La forme bondit vers lui avec des grognements rauques.

Derrière elle, il y en avait une deuxième.

Childe se fendit presque à l’aveuglette en direction de la forme qui fonçait sur lui. Le coup partit dans la direction du fauve au moment même où il se jetait sur lui, mais sa rapidité et la férocité et ses grognements l’avaient déconcerté. Pourtant, la lame s’enfonça dans de la chair. Le choc lui secoua tout le bras jusqu’à l’épaule et, bien qu’il ait fait de son mieux pour imiter les mouvements d’un escrimeur qui se fend, il fut projeté en arrière. Il tomba assis, mais se releva aussitôt hurlant. Sa lampe lui avait échappé. Elle éclairait le deuxième loup par en dessous ; l’animal, qui n’était plus qu’à quelques pas de Childe, se ramassait pour bondir. Il était plus petit que le premier, sans doute était-ce une femelle. Elle avait dû ralentir pour voir ce qui se passait avant de se jeter sur lui.

Childe ne voulait pas s’exposer de flanc à l’assaut de la louve, mais il ne voulait pas non plus lui faire face désarmé. Il saisit la rapière par la garde, appuya un pied sur le cadavre du loup et tira de toutes ses forces. Le reflet de la lampe de poche baignait la bête morte d’une douce clarté. La lame de la rapière avait des lueurs sombres ; aux alentours du cou, le pelage du loup était taché de noir. La lame s’était enfoncée aux trois quarts avait traversé le cou et était ressortie par la nuque, juste au-dessous du cerveau.

La rapière ressortait à grand-peine, mais assez vite tout de même. La louve s’était mise à gronder ; puis, elle bondit, avec un bref cliquetis de griffes. Childe n’avait pas encore sorti toute la lame. Il lui en manquait quelques centimètres. Il allait être débordé. Les mâchoires de la bête allaient se refermer sur son épaule ou sa tête, et il n’en réchapperait pas. Les loups ont des crocs assez puissants pour trancher un poignet d’un seul coup de dents.

Mais la louve dérapa sur quelque chose ; elle glissa sur une épaule et alla dinguer contre l’arrière-train du loup mort. Childe fit un bond en arrière, la rapière à la main. Il se fendit prestement ; la pointe de sa lame s’enfonça dans l’épaule de la louve au moment où elle se remettait sur ses pattes. Elle gronda furieusement et voulut se jeter sur lui en claquant des mâchoires ; mais il appuyait de tout son poids sur la garde de sa rapière. Il la repoussa et elle retomba sur le corps de son compagnon. Childe continuait d’appuyer. Il avait l’impression que ses talons s’enfonçaient dans le sol. La lame pénétrait peu à peu. Bientôt, sa pointe toucha le sol. La louve ne grondait plus.

Tremblant comme une feuille, respirant avec peine, Childe tira la rapière du corps et en essuya la lame sur le pelage de la louve. Il ramassa sa lampe de poche et examina de près les deux bêtes pour s’assurer qu’elles étaient bien mortes. Leurs contours étaient en train de devenir flous. Pris de vertige, Childe ferma les yeux et s’adossa au mur. Il avait eu le temps de voir que la louve avait glissé sur une flaque de son sperme.

Des éclats de voix se firent entendre de l’autre côté du coin d’où les loups avaient surgi. Childe prit ses jambes à son cou. Il espérait que l’incendie les occuperait assez pour qu’ils oublient un moment leur poursuite. Il arriva à une intersection et bifurqua vers la gauche. Le pinceau de sa lampe qui dansait devant lui éclaira un pan de mur où un gros loquet en bois faisait saillie. Il l’ouvrit et franchit le mur, la rapière en avant.

Il était dans une pièce très vaste avec un haut plafond, si haut qu’il se dit que la pièce devait occuper l’espace de deux chambres ; il était même possible qu’il monte jusqu’au toit. Les murs étaient lambrissés de chêne sombre, et d’immenses solives de chêne grossièrement taillées soutenaient le plafond, dont toute la partie supérieure était plongée dans le noir. Le parquet était également de chêne sombre, mais vitrifié. Des peaux d’ours et des peaux de loups répandues çà et là sur le sol tenaient lieu de tapis. Il y avait un lit formé de huit énormes poutres de chêne avec des montants bas reliés par de grosses traverses.

Un tronc de chêne aux bords équarris était posé sur ces traverses. Il avait été évidé à l’aide d’une hache et d’un ciseau. Le creux était très large et assez profond pour qu’un homme de grande taille puisse s’y allonger. Et il y avait quelqu’un dedans. Le baron Igescu, une peau d’ours le couvrant jusqu’au menton, était couché sur le dos dans le creux, sur un matelas de terre qui se relevait sous sa nuque. Son visage était tourné droit sur le plafond. Son nez semblait démesurément long. Sa lèvre inférieure était retroussée sur des canines acérées. Son visage était livide, verdâtre par endroits, comme celui d’un cadavre. Cela venait peut-être de l’étrange lueur verte produite par la flamme vacillante de quatre chandelles vertes posées aux quatre coins du grossier cercueil de chêne.

Childe rabattit la peau d’ours. Le baron était complètement nu. Il lui posa une main sur la poitrine et lui prit le pouls. Aucun battement de cœur n’était perceptible, et la poitrine ne se soulevait pas. Il lui tira une paupière vers le haut, et ne vit que du blanc. Childe laissa le baron, s’approcha d’une tenture et l’écarta, découvrant une immense porte-fenêtre d’où filtrait une lumière crépusculaire. Le jour était levé, mais il faisait encore très sombre, comme si la nuit avait laissé une tache ineffaçable. Le ciel était d’un gris étrangement foncé, avec ça et là des traînées gris-vert.

Childe scruta les ténèbres sous les traverses qui soutenaient le cercueil-tronc. Il distingua un couvercle en chêne grossièrement équarri. Il était frigorifié. Le silence pesant, le bois sombre et lourd, les énormes solives qui paraissaient dégoutter d’ombres, l’aspect rugueux et même archaïque de l’immense pièce, le baron en catatonie, tous ces détails à la fois surprenants et parfaitement convenus lui étaient tombés dessus l’un après l’autre comme autant d’épais linceuls. Il avait la gorge nouée.

Cette pièce était-elle la réplique d’une salle de quelque château ancestral des Carpathes ? Pourquoi tout ce chêne mal équarri ? Pourquoi ce cercueil primitif ? Igescu avait pourtant de quoi s’offrir ce qu’on fait de mieux dans le genre.

Certains détails correspondaient à ce qu’il savait des superstitions relatives aux vampires (pour lui, ce n’était d’ailleurs plus des superstitions). Mais il y en avait d’autres auxquels il ne connaissait pas d’explication.

Il avait le pressentiment que l’aménagement de cette pièce était conforme à certains rites qui remontaient à bien avant le Moyen Âge, que le chêne et les chandelles vertes étaient déjà en usage bien avant que les Carpathes n’existent sous ce nom, bien avant que la Roumanie ne soit devenue une colonie de Rome, bien avant même la fondation de Rome, et même peut-être bien avant les temps où les premiers peuples indo-européens avaient commencé à se répandre hors de leur patrie d’origine, à laquelle on devait plus tard donner le nom de Hongrie, puis d’Autriche-Hongrie. Il existait déjà un modèle de cette salle, et un modèle de l’homme endormi dans ce cercueil grossier, en Europe centrale ou ailleurs, en un temps où les hommes parlaient encore des langues dont nous avons depuis longtemps perdu toute trace et se servaient encore d’outils de silex.

Quelle que soit l’origine de son espèce, qu’il ressemblât de près ou de loin au vampire des légendes et des superstitions populaires, Igescu était réduit à l’état de mort apparente aux premières lueurs du jour. Les rayons du soleil contenaient quelque chose qui le plongeait le jour durant dans un état d’hibernation forcée. À moins qu’un autre phénomène, associé à l’action du soleil, fût responsable de cette étrange catalepsie. Ou peut-être que c’était, au contraire, l’absence de la lune ? Non, ce n’était pas logique, car la lune est souvent visible en plein jour. Peut-être alors que la présence d’un astre rival dissipait une grande partie des influences lunaires.

Si Igescu n’avait pas été contraint à cet état, il n’aurait sans doute pas cessé de traquer Childe et Dolores. Mais comment expliquer alors qu’il fût si peu protégé ? Il savait pourtant bien que Childe et Dolores étaient quelque part dans les passages secrets.

Childe avait de plus en plus froid, à l’exception d’un point cuisant entre ses omoplates : il lui semblait qu’un regard caché était rivé sur son dos.

Il parcourut la vaste pièce d’un regard circulaire, scruta les ténèbres du plafond, au-dessus des solives, regarda de nouveau sous les traverses de chêne et déplaça les rares fauteuils. Il ne vit rien d’insolite.

La salle de bains était vide. Une porte en chêne mal équarri, sur le mur ouest, donnait sur une autre pièce, également vide. Elle ne renfermait rien d’autre qu’un cercueil posé dans un coin. Celui-là était en acajou massif, rehaussé de dorures, avec des poignées dorées.

Childe s’approcha du cercueil et souleva le couvercle. Contrairement à son attente, il était vide. Ou il avait servi jadis à un autre cataleptique, ou bien le baron le gardait en réserve pour parer à toute éventualité. Childe arracha une partie du capitonnage de satin ; dessous, il y avait une couche de terre.

Il retourna à la salle de chêne. À première vue, rien n’avait bougé. Mais le silence était devenu presque crissant. Quelque chose avait fait intrusion, et l’atmosphère s’était tendue. Les ombres lui semblaient soudain plus profondes. La lueur verte des chandelles était devenue plus pesante et, s’il était possible, encore plus sinistre.

Il s’arrêta sur le pas de la porte, la rapière tendue devant lui, et s’immobilisa, retenant son souffle pour mieux écouter.

Quelque chose était entré dans la pièce, venant soit du passage, soit de la porte du mur ouest. Childe doutait que la première hypothèse fût la bonne : s’il y avait eu une sentinelle en faction dans le passage, elle aurait forcément essayé de s’opposer à son entrée.

La chose venait de la pièce voisine ; elle avait dû l’épier depuis le début par une faille invisible du mur. Elle n’était pas intervenue tout de suite contre lui parce qu’il n’avait pas fait mine de vouloir attenter à la personne du baron.

Peut-être que ce n’était qu’une illusion, fruit de sa tension nerveuse excessive. Il ne voyait rien, absolument rien d’alarmant.

Mais il n’était pas possible que le baron n’ait pas pris soin de se faire garder pendant qu’il dormait.

Comme une bête
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